Esdras et Néhémie

LES LIVRES D’ESDRAS ET DE NÉHÉMIE

Introduction

Les livres d’Esdras et de Néhémie ne formaient qu’un seul « livre d’Esdras » dans la Bible hébraïque et dans la Septante. Comme celle-ci retenait le livre apocryphe grec d’Esdras et lui donnait la première place (Esdras I), le livre d’Esdras-Néhémie y est appelé Esdras II. À l’époque chrétienne, il fut divisé en deux et cet usage fut suivi par la Vulgate, dans laquelle Esdras I Esdras et Esdras II Néhémie ; l’apocryphe grec d’Esdras y est appelé Esdras III. La désignation des deux livres par leurs personnages principaux, Esdras et Néhémie, est encore plus récente ; elle a pénétré dans les éditions imprimées de la Bible massorétique.

Les livres d’Esdras et de Néhémie sont, comme on l’a dit, la continuation de l’œuvre du Chroniste. Après les cinquante années de l’Exil, dont il ne parle pas, celui-ci reprend l’histoire au moment où l’édit de Cyrus, en 538 av. J.-C., autorise les Juifs à retourner à Jérusalem pour y reconstruire le Temple. Les retours commencent aussitôt, mais les travaux du Temple sont interrompus par l’opposition des Samaritains et ne reprennent que sous Darius Ier ; le Temple est achevé en 515. Dans le demi-siècle qui suit, les efforts pour relever les remparts de Jérusalem sont entravés par les mêmes Samaritains, 1-6. Sous Artaxerxès, Esdras, un scribe chargé des affaires juives à la cour de Perse, arrive à Jérusalem avec une nouvelle caravane. Il est muni d’un firman qui lui donne autorité pour imposer à la communauté la Loi de Moïse, reconnue comme loi du roi. Il doit prendre des mesures sévères contre les Juifs qui avaient contracté mariage avec des femmes étrangères, 7-10. Puis Néhémie, échanson d’Artaxerxès, se fait donner par le roi la mission d’aller à Jérusalem pour en relever les murailles. Ce travail est rapidement achevé, malgré les oppositions des ennemis, et la ville est repeuplée, Ne 1.1 – 7.72a. Entre-temps, Néhémie a été nommé gouverneur. Esdras fait une lecture solennelle de la Loi, on célèbre la fête des Tentes, le peuple confesse ses péchés et s’engage à observer la Loi, Ne 7.72b – 10.40. Suivent des listes, des mesures complémentaires et la dédicace du rempart, 11.1-13.3. Néhémie, après être retourné en Perse, revient pour une seconde mission, au cours de laquelle il doit réprimer certains désordres qui se sont déjà introduits dans la communauté, Ne 13.4-31.

On voit, par ce sommaire, que ces livres sont très importants pour l’histoire de la Restauration juive après l’Exil. Les premiers chapitres d’Esdras complètent les renseignements qu’on peut tirer des prophètes Aggée, Zacharie et Malachie. Les deux livres sont la seule source que nous ayons sur l’activité d’Esdras et de Néhémie. La date de leur composition est antérieure à celle des Chroniques, mais surtout ils utilisent et citent textuellement des documents contemporains des faits : listes de rapatriés ou du peuplement de Jérusalem, actes des rois de Perse, correspondances avec la cour, surtout le rapport où Esdras rendit compte de sa mission et le mémoire justificatif de Néhémie.

Malgré cette abondance de sources, l’exégèse d’Esdras et de Néhémie est hérissée de difficultés, car les documents s’y présentent dans un ordre déconcertant. La liste des immigrants est donnée deux fois, Esd 2 et Ne 7 ; dans la section d’Esd 4.6 – 6.18, écrite en araméen, les événements du temps de Darius sont racontés après ceux des règnes de Xerxès et d’Artaxerxès, qui se placent cependant dans le demi-siècle qui suit. Les écrits provenant d’Esdras et de Néhémie ont été disloqués, puis combinés ensemble. En utilisant les dates précises qui y sont données, le rapport d’Esdras peut se restituer dans cet ordre : Esd 7.1-8.36 ; Ne 7.72b – 8.18 ; Esd 9.1 – 10.44 ; Ne 9.1-37.

Mais ce document a été récrit par le Chroniste, qui en a mis certaines parties à la troisième personne, et il a reçu des additions : la liste des coupables d’Esd 10.18, 20-44 et les prières d’Esd 9.6-15 et Ne 9.6-37. Le mémoire de Néhémie comprend les morceaux suivants : 1-2 ; 3.33– 7.5 ; 12.27 – 13.31. Le Chroniste y a inséré un document sur la reconstruction des murailles, 1 Ch 3.1-32. La liste des premiers sionistes, 1 Ch 7.6-72a, est reprise d’Esd 2. Le chap. 10 est un autre document d’archives, qui scelle l’engagement pris par la communauté lors de la seconde mission de Néhémie, 13. Le cadre du chap. 11 est une composition du Chroniste, à quoi ont été ajoutées des listes de la population de Jérusalem et de Juda et, au chap. 12, des listes de prêtres et de lévites.

Il apparaît que le Chroniste a voulu procéder par tableaux d’ensemble. Dans Esd 1-6, son objet principal est la reconstruction du Temple sous Darius : il a groupé les retours successifs de la captivité, estompé la figure de Sheshbaççar au profit de celle de Zorobabel, constitué une sorte de dossier antisamaritain. Dans la suite des livres, il a présenté Esdras et Néhémie travaillant ensemble à la réalisation d’une même œuvre.

Ces procédés de composition littéraire posent de graves problèmes aux historiens. La question la plus discutée et la plus difficile concerne la chronologie d’Esdras et de Néhémie. D’après l’ordre du livre, Esdras arriva à Jérusalem en 458, la septième année d’Artaxerxès Ier, Esd 7.8, Néhémie le rejoignit en 445, la vingtième année du même roi, Ne 2.1. Il resta douze années, Ne 13.6, donc jusqu’en 433, repartit en Perse pour un temps indéterminé et revint faire un second séjour, encore sous ArtaxerxèsIer, qui ne mourut qu’en 424. Cet ordre traditionnel est maintenu par de bons exégètes qui cependant restreignent à une année, d’après les indications précises du livre lui-même, la mission d’Esdras, et le font repartir avant l’arrivée de Néhémie. D’autres exégètes inversent cet ordre car il leur semble que l’œuvre d’Esdras suppose celle de Néhémie déjà accomplie. Les dates données pour Esdras se rapporteraient, non au règne d’Artaxerxès Ier comme celles de Néhémie, mais au règne d’ArtaxerxèsII, et Esdras ne serait arrivé qu’en 398. Enfin, accordant qu’Esdras est venu après Néhémie mais refusant de reconnaître un changement de règne dont le texte ne dit rien, certains exégètes récents font venir Esdras entre les deux missions de Néhémie, au prix d’une correction textuelle d’Esd 7.8 : Esdras serait arrivé, non la septième année, mais la trente-septième année d’Artaxerxès, en 428.

Chacune de ces solutions peut invoquer de bons arguments et chacune aussi se heurte à des difficultés ; le problème doit rester ouvert. Un seul point est sûr : l’activité de Néhémie à Jérusalem de 445 à 433 av. J.-C.

Pour l’intelligence religieuse des livres, il est d’ailleurs d’un intérêt secondaire. Conformément à l’intention de l’auteur, ils donnent un tableau synthétique, mais non pas trompeur, de la Restauration juive, et, pour comprendre celle-ci, les idées qui l’ont animée sont plus importantes à connaître que la suite exacte des faits. Profitant de la politique religieuse libérale que les Achéménides appliquaient dans leur empire, les Juifs reviennent en Terre promise, rétablissent le culte, reconstruisent le Temple, relèvent les murs de Jérusalem et vivent en communauté, gouvernés par des hommes de leur race et régis par la Loi de Moïse. Il ne leur en coûte qu’un loyalisme facile à garder vis-à-vis d’un pouvoir central respectueux de leurs coutumes. C’est un événement considérable, c’est la naissance du judaïsme, préparée par les longues méditations de l’Exil, aidée par l’intervention d’hommes providentiels.

Après Zorobabel, qui reconstruit le Temple mais dont le Chroniste tait les titres messianiques reconnus par Aggée et Zacharie, Ag 2.23 ; Za 6.12s, les pionniers de cette restauration furent Esdras et Néhémie. Esdras est vraiment le père du judaïsme, avec ses trois idées essentielles : la Race élue, le Temple, la Loi. Sa foi ardente et la nécessité de sauvegarder la communauté renaissante expliquent l’intransigeance de ses réformes et le particularisme qu’il imposa aux siens. Il est le patron des scribes et sa figure est allée en grandissant dans la tradition juive. Néhémie est au service des mêmes idées, mais il agit sur un autre plan : dans Jérusalem restaurée et repeuplée par lui, il donne à son peuple la possibilité et le goût d’une vie nationale. Son mémoire, plus personnel que le rapport d’Esdras, nous le fait connaître sensible et humain, payant de sa personne mais prudent et réfléchi, se confiant en Dieu qu’il prie souvent. Il laissa un grand souvenir et Ben Sira chante l’éloge de « celui qui releva pour nous les murs en ruines », Si 49.13.

Il n’est pas étonnant que, dans ce regroupement de la communauté autour du Temple et sous l’égide de la Loi, le Chroniste ait vu une réalisation de l’idéal théocratique qu’il avait prôné dans les Chroniques. Il sait bien que cette réalisation est imparfaite et qu’il faut attendre autre chose, mais, plus que dans les Chroniques, il est dépendant des documents qu’il reproduit : il garde leur ton particulariste qu’excusaient les circonstances, il respecte leur silence – inspiré sans doute par un loyalisme honorable – sur l’espérance messianique. Il écrit au milieu de cette période des IVe et IIIe siècles avant notre ère, qui nous est si mal connue et où la communauté de Jérusalem, repliée sur elle-même, se reconstruit en silence et s’approfondit spirituellement.